“Je veux que les mers ressuscitent”

“Je veux que les mers ressuscitent”

Sur tous les continents, à terre comme en mer, des hommes et des femmes luttent pour l’environnement. Cette semaine Match est parti à la rencontre d’une exploratrice dont les travaux sont salués par le Forum économique mondial.

Paris Match. Quel souvenir gardez-vous de votre grand-père?
Alexandra Cousteau. Il était très occupé, passait comme un souffle de vent. Mais, pour moi, il était tout. Son héritage est là, en moi. J’ai su nager avant d’apprendre à marcher. Je devais avoir 6 mois quand on m’a mise au contact de l’eau. Dans la foulée, on m’a emmenée sur l’île de Pâques. En exagérant, je pourrais presque dire que j’ai davantage vécu en expédition que sur les bancs de l’école. Je partageais mon temps entre Paris et Los Angeles, où la Cousteau Society avait des bureaux. Très tôt, j’ai ressenti cette impression de mouvement, de vie en équipe, d’expéditions. Et le chef, c’était mon grand-père. Comme le font les petits enfants, je lui posais des tas de questions : “Est-ce que les vers se nourrissent de terre ? Pourquoi les avions laissent-ils des traces blanches dans le ciel? Combien de cœurs a un poulpe?” Il répondait d’une façon très poétique, s’accompagnant de ses mains toujours impeccablement manucurées. Je me souviens très bien de ce détail…

Votre père était son fils préféré. En a-t-il conçu une certaine responsabilité vis-à-vis de vous?
Tous les étés, nous les passions dans le Sud, à Vence, où il préparait ses prochaines aventures avec son équipe. Et aussi à Monaco, où mes grands-parents avaient un appartement. Il était le directeur du Musée océanographique et me le faisait visiter très tôt le matin, bien avant l’ouverture, genre à 5h30! Il m’emmenait dans l’aquarium, me faisait découvrir les espèces. On jouait à cachecache. Lui était Neptune; moi, une princesse sirène. Il prenait le temps de m’apprendre les miracles de la mer, encore plus fascinants à mesure qu’il m’en révélait les mystères. À 7 ans, il a décidé de m’initier à la plongée. Je me sentais déjà à l’aise sous l’eau, mais, étrangement, l’équipement me faisait un peu peur. Il y a quarante ans, il était très “basique”: la bouteille était trop lourde, la ceinture de plomb glissait sur mes hanches… Mon grand-père, qui me regardait en coin, m’a simplement dit d’essayer de respirer normalement à travers le détendeur. À cet âge, les enfants passent de la peur à la confiance : à partir du moment où j’ai vu que ça marchait, j’ai plongé et j’ai découvert un univers incroyable. Cela a eu un impact définitif sur ma vie. Quand on me demande pourquoi j’ai choisi de travailler à protéger les océans, je peux répondre simplement: à cause de ce moment-là, de ce choc émotionnel ressenti à 7 ans. Et si je ne m’appelais pas Cousteau, ce serait pareil.

Vous aviez 21 ans quand votre grand-père est mort. Vous a-t-il alertée sur la situation des océans, qui n’était pas aussi dégradée qu’elle l’est aujourd’hui?
Il parlait beaucoup de la surpopulation, et aussi de l’Antarctique. Il y avait monté une expédition, au cours de laquelle je l’avais vraiment aidé pour la première fois. À la fin de sa vie, je le sentais particulièrement concerné par le souci d’éduquer les enfants. Il avait compris que c’était cette génération qui aurait à prendre en charge la préservation des océans. Il nous parlait de ces questions sans en faire une propagande, non plus. Même si des saillies pouvaient lui venir… Je me souviens d’un déjeuner dans un restaurant japonais, à New York, où il s’est lancé dans un long discours pour nous expliquer que, dans les années à venir, les quantités de choses à produire seraient proportionnelles à la croissance de la population, ce qui allait provoquer des ravages. C’était une équation qui le tourmentait de plus en plus : “Quand nous serons 10 milliards, nous ne pourrons pas subvenir aux besoins d’autant de gens. Des millions seront jetés dans la pauvreté.”

Son combat : la surpêche, conséquence d’une surpopulation qui hantait son grand-père

On vous connaît peu en France. Quel a été votre parcours?
J’ai fait des études de sciences politiques à Washington, sans bien savoir à quoi je me destinais. Ma seule certitude était de vouloir m’occuper des océans. À la fin de mes études, la chaîne de télé Nature m’a proposé de présenter les programmes réalisés par mon grand-père. Comme ces Parisiens qui ne sont jamais montés en haut de la tour Eiffel, je n’avais pas vu tous ses films ! Il y en avait tout de même 105… Pour bâtir un programme, je me suis donc immergée dans cette œuvre. C’est ce qui m‘a permis de comprendre l’évolution des préoccupations de mon grand-père. À mesure que les années passent, on sent que l’explorateur de la mer devient son avocat. Mais un avocat de plus en plus inquiet. Je n’en avais pas autant conscience de son vivant.

Qu’avez-vous fait ensuite?
Pendant une période, j’ai essayé de sauver la “Calypso”… Affaire très compliquée, remplie de batailles judiciaires sur lesquelles je ne veux pas revenir, pour ne pas avoir à affronter un procès. Cela m’a beaucoup marquée, car j’essayais de trouver une solution. Ces années perdues ont laissé en moi une profonde tristesse. Mais il a fallu passer à autre chose. J’ai alors beaucoup bougé, vivant en Espagne, aux États-Unis, en France et en Amérique centrale, où j’ai travaillé sur des problématiques de conservation. J’ai collaboré avec la chaîne National Geographic. Je sentais que j’avais un objectif, même si je ne savais pas bien lequel. J’avais appris l’émerveillement aux côtés de mon grand-père. Devenue adulte, j’avais le sentiment que la nature était une source d’inquiétude, puis d’angoisse et, finalement, de tristesse. Après la mort de mon grand-père, personne ne s’adressait à moi comme à “Alexandra”, j’étais “la petitefille de”… J’avais 20 ans, j’étais fière d’être une Cousteau, mais ça ne me plaisait pas d’être simplement réduite à cela. Les choses ont changé à partir de 2008, quand j’ai été nommée exploratrice par la National Geographic Society. Enfin, j’étais arrivée à un stade où ma propre contribution était reconnue en tant que telle.

Quels sont vos objectifs, à travers votre fondation Oceans 2050?
J’ai pris dix-huit mois sabbatiques quand ma fille est née, et j’ai eu du temps pour réfléchir. Notamment à la façon dont, depuis soixante-dix ans, on vide les océans de manière démentielle. Et comment les concepts de pêche durable, à l’évidence, ne marchent pas. La science nous indique que nous sommes à dix ans de perdre 60% de notre écosystème marin. La surpopulation, le changement climatique, la surpêche vont accroître la pression, et il sera bientôt trop tard pour faire machine arrière. Un ami scientifique, Carlos Duarte, professeur de biologie marine, m’a appris qu’avant 2050 il y aurait davantage de plastique que de poissons dans les océans! J’ai halluciné. Dans la foulée, il m’a dit qu’il allait publier un article dans la revue “Nature”, une sorte de programme montrant qu’il était possible, d’ici là, d’inverser les choses, de rendre à nouveau les océans abondants. Ce fut comme une révélation. Je cherchais depuis si longtemps à ne pas simplement être “une Cousteau” mais à accomplir quelque chose de véritablement significatif… C’est ainsi que j’ai décidé de créer avec Carlos Duarte la fondation Ocean 2050, pour lancer un programme plus ambitieux. La moitié des poissons et des baleines qui vivaient dans les eaux où mon grand-père plongeait dans les années 1950 ont disparu. Se contenter de préserver ce qui reste ne suffit pas. Quand l’ambition se réduit aux mots “durabilité” et “conservation”, elle ne vise pas très haut. Pourquoi les mondes économique et industriel se sont-ils emparés de l’expression “développement durable”? Parce que ça les arrange! Maintenir un patient dans le coma pendant des années, c’est ça que l’on veut? Pas moi! Je veux que les océans reviennent à la situation d’avant. Celle que mon grand-père a connue il y a soixante-dix ans. On peut restaurer l’abondance. C’est cela qui doit être l’objectif.

L’ambition commence par les mots. “Durabilité” ne suffit pas.

En quoi consiste votre plan?
Les océans ont absorbé 25% du CO2 émis depuis la révolution industrielle. Et en paient le prix aujourd’hui. Les “forêts” marines croissent cinq fois plus vite que les plantes terrestres. Or, les fermes d’algues ou de varech ne sont implantées que sur 0,1% de la surface des mers. En les multipliant, on pourrait capturer les immenses quantités de carbone que nous dégageons de manière toujours plus importante. Il faut permettre aux entreprises de compenser leur dépense carbone en crédit pour financer ces fermes, qui permettront de réoxygéner les océans et de rendre viable la “blue economy”. La mer doit être à nouveau source de vie plutôt qu’espace d’exploitation.

Pourquoi ne croyez-vous pas en une pêche “durable”?
Quatre-vingt-dix pour cent des poissons qui ont disparu ont fini en conserve ou en pâté pour animaux. Quand on lit le menu dans un restaurant, on a l’impression qu’il n’y a qu’une quinzaine d’espèces dans la mer. Celles qu’on surpêche pour les avoir dans nos assiettes. Je collabore depuis dix ans à Oceana, une ONG qui travaille également à la restauration des océans à travers une régulation plus stricte des quotas de pêche. Pour des raisons politiques, trop souvent, on laisse faire. Et les pêcheries véritablement responsables deviennent folles, parce qu’elles ont le sentiment d’œuvrer consciencieusement mais dans le vide, pendant qu’on laisse les autres piller les mers. Notre objectif est de développer des moyens de traçabilité beaucoup plus efficaces, notamment à travers la “blockchain” et l’intelligence artificielle, pour qu’un poisson pêché illégalement ne puisse plus se retrouver sur un étal de poissonnerie. Il n’est plus impossible de tracer un poisson, et c’est capital pour lutter contre le changement climatique. Le poisson a une empreinte carbone qui n’a rien à voir avec celle des bovins. Manger du poisson, c’est comme manger un œuf; mais avaler un hamburger, c’est dévaster la forêt amazonienne. Actuellement, la mer nourrit 480 millions de personnes par jour. Il est possible de doubler ce chiffre si l’on est capable de mieux gérer nos stocks.

Vous dites que les environnementalistes ont créé un climat d’anxiété. Mais n’ont-ils pas raison, au vu des chiffres?
Je ne conteste pas les proportions alarmantes des dégâts. On a perdu 60% de la biodiversité sur terre et 50% de celle des océans. La température s’est anormalement élevée d’au moins un degré, et les objectifs de la Cop21 sont déjà obsolètes. Il faut sortir de l’opposition entre les bons et les méchants. L’heure n’est plus aux arguties. Quand le bateau coule, il n’y a pas ceux qui colmatent les brèches et les autres qui regardent le ciel en sifflotant. Tout le monde doit écoper.

Tags: